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La mise en scène du tabou dans l'espace public, étude de cas : Turbo Cacahuète

La mise en scène du tabou dans l'espace public, étude de cas : Turbo Cacahuète

A l’été 1992, Peter Bu, le directeur de Mimos de 1987 à 2002 décide de changer la façon d’organiser Mimos pour sa 10e édition. Contrairement aux éditions précédentes, un thème a été désigné : le corps sous toutes ses formes1. Invitée par Peter Bu, la compagnie Cacahuète propose six créations qui répondent parfaitement au thème. Ces créations intègrent des sujets relativement tabous à l’époque comme la nudité et la mort2.

 

Turbo cacahuète : un spectacle qui choque ses spectateurs

La troupe a montré par exemple, des bains-douches transparents en plein rue ou encore, a installé un marché qui vend des femmes. Les artistes ont déguisé une femme nue en cochon et mis de la charcuterie sur son corps. Des hommes et des femmes nus ont été installés dans la vitrine d’une boucherie... Pendant la cérémonie d’ouverture de Mimos, le maire de Périgueux a dû couper le ruban qui est très étroitement attaché à la partie intime d'une femme nue. Et ainsi de suite...

Ces scènes de tabou, mises en espace par Turbo Cacahuète, ont provoqué le scandale car elles sont placées dans les ruelles de Périgueux sans prévenir le public. Cette mise en scène du tabou a provoqué une grande controverse et a engendré des avis assez divers des participants. En retraçant l'histoire du Festival, on s'aperçoit que ce niveau de réactions du public existe rarement pendant ces 40 derniers ans de Mimos. Par conséquent, Turbo Cacahuète est devenu l'un des spectacles les plus emblématiques dans la mémoire, les discussions et même les critiques des festivaliers. Réactions encore fraîches aujourd'hui.

Sur la plaquette de programmation, Turbo Cacahuète est décrit comme une compagnie à qui est accordée une carte blanche, exempte de toute censure. Par son installation dans la ville, tout au long du Festival Mimos, le public est forcé à assister, voire à s'engager et participer. Par conséquent, il crée un effet de choc qui nous amène à nous interroger sur l'autorisation de mise en scène du tabou et l'effet de "happening".

 

            

 

L’Intention de la Compagnie Cacahuète : agiter ou provoquer ?

Malgré l'énorme controverse et débat politique que la troupe a suscité, elle n'a pas l'intention politique de provoquer le public contrairement à de nombreuses autres manifestations artistiques dans le sens où ce théâtre dans la rue ne sert pas à révolutionner. En revanche, la compagnie est venue pour susciter une agitation du public et pour secouer la conscience du public. Cie Cacahuète conteste les conventions sociales héritées de la culture judéo-chrétienneet met en scène des situations provocantes ou dérangeantes. En conséquence, Cie Cacahuète a accompli avec succès ce qu'elle s'était fixé comme objectif.

Selon un sondage fait par la mairie de la ville, parmi 147 personnes interrogées, 24 sont indifférentes, 28 sont choquées, 17 souhaitent une interdiction totale de ce genre de spectacle, 51 se déclare "amusées"4. Pendant la cérémonie d’ouverture, un périgourdin a manifesté sa frustration à l'égard du spectacle en criant aux participants de Mimos depuis sa fenêtre.

De nombreux périgourdins ont écrit des lettres pour accuser la Mairie de Périgueux de soutenir un tel spectacle. De plus, ce spectacle ne suscite pas seulement une agitation des Périgourdins, il énerve aussi les habitants d'autres villes dans leur représentations ultérieures... mais ce qui fait la réputation et le succès de la Cie Cacahuète.

Néanmoins, Turbo Cacahuète a suscité non seulement des réactions négatives, mais aussi beaucoup plus des réactions positives. D’une lettre reçue par Yves Guena, maire de la ville à l'époque, un spectateur s’est exprimé en faveur de Turbo Cacahuète :

Extrait des lettre de soutiens pour Turbo Cacahuète :

« Nos Concitoyens n’ont vu que la paille dans l’œil des voisins sans se rendre compte que ceux-ci mettaient en scène la poutre des périgourdins ! Turbo Cacahuète a bien dû rire en nous voyant dans cet état »5

Toujours dans cette lettre, l'auteur estime que l'effet tabou de Turbo Cacahuète pourrait être dilué si plus de troupes du OFF étaient présentées. Le public pourrait alors mieux comprendre et apprécier tous types de manifestations de rue et, en particulier, ce spectacle scandaleux. Cela nous amène à la question suivante : le placement d'un spectacle peut-il influencer l'effet de la mise en scène du tabou ?

 

 

Le tabou dans la rue par rapport le spectacle de tabou dans une salle 

Pour analyser l'effet de la mise en scène du tabou, il faut se demander si l'emplacement de la mise en scène du tabou n'est pas aussi un facteur d'agitation du public. Par exemple, le spectacle "Nudité" du Grand Théâtre Emotif du Québec a mis une scène de la nudité en mai 1996 à l'Espace Libre de Montréal. Non seulement les comédiens étaient nus mais les spectateurs l’étaient également6. A l'époque, la nudité reste toujours un sujet sensible, mais pourquoi les spectateurs de "Nudité" acceptent-ils de participer et de se mettre dans une position vulnérable ? Premièrement, le public se trouvait dans un théâtre, un lieu fermé et exclusif. La théâtralité fondée par la salle a donné au public une notion d’illusion ou faux8. Même si le groupe a tenté de briser le 4ème mur en intégrant la participation des spectateurs, la temporalité d'un spectacle peut affecter la perception du public en lui faisant croire que la mise en scène du tabou n'est que provisoire. Deuxièmement, avant la représentation, le public a été informé du contexte du spectacle, de sorte qu'il arrive avec une attente déjà construite. En d'autres termes, un accord à l'accès au tabou. En conséquence, l'effet de choc n'existe plus.

Par rapport à la théâtralité créée dans la salle du théâtre, les rues semblent être un espace qui crée une meilleure ambiance d'authenticité. Les rues peuvent être un lieu de manifestation, de rencontre et d'échange9. Les restrictions sociales dans la rue sont bien moindres que dans une salle du théâtre. En tant que passants, il est possible que nous croisions ou non ces activités sociales. Cependant, chaque fois qu'elles se produisent, il s'agit souvent d'une activité non arrangée, immédiate et réelle. Ainsi, cette mise en scène du tabou dans un lieu public a accentué l'effet de proximité entre l'individu et le spectacle en réduisant les défauts qu'il pourrait avoir lors d'une présentation dans une salle du théâtre.

 

La position politique de Turbo Cacahuète

Vu que Turbo Cacahuète est un happening qui se déroule dans un lieu public, le public était confronté à l'incertitude et à la confusion. Le happening combiné à l'art dans la rue crée un phénomène politique, même sans faire exprès. En fait, le happening est né sous la pensée de la redéfinition de la relation publique avec un spectacle et la hiérarchie des théâtres. Nous pensons ici par exemple à "Paradise Now" de Living Theater, un spectacle de happening scandaleux qui montre aussi des scènes avec les comédiens dénué au Festival à l’Avignon en 1989. Les comédiens reprennent les théories et principes du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Ils choisissent donc de combiner le corps avec l’esprit. 

« Théâtre de la cruauté s'oppose d'abord à l'insignifiance, à l'inefficacité de l'acte théâtral dans la tradition occidentale partagée entre le commerce du divertissement et le culte des chefs-d'œuvre. Il veut toucher un domaine fondamental en l'homme, là où le corps et l'esprit retrouvent leur unité originelle10. »

Contrairement à Turbo Cacahuète, Paradise Now a la volonté de faire valoir son point de vue politique sur scène. Ces deux spectacles, bien qu'ayant le même tabou sur scène, aboutissent à un résultat complètement différent. Alors que Paradise Now marquait sa position sur le terrain politique, Turbo Cacahuète devient une pièce plutôt divertissante dont on parle plus aujourd'hui pour son importance de susciter la conscience du public et révolutionner l’esthétique de la scène de tabou.

« Les artistes de Turbo Cacahuète ont failli nous faire mourir de rire à suivre un enterrement même puis un mariage.11 » Cette citation d’un article de Dordogne Libre le 10 août 1992 montre bien que la troupe a joué sur l’absurdité de la vie et a essayé d’exagérer et ridiculiser des situations du tabou. Turbo Cacahuète se situe entre la limite d'un acte politique et d'une expression artistique.

 

CE DOSSIER A ÉTÉ RÉALISÉE PAR Peichi Liao, ÉTUDIANTE EN arts du spectacle À L’OCCASION D’UN STAGE EFFECTUÉ DANS LE CADRE DU FESTIVAL MIMOS 2023

à l'occasion de l'exposition "Parcours mimos : 40 ans d'histoires"

TOUTES LES INFORMATIONS REPORTÉES ICI SONT ISSUES DE RECHERCHES MENÉES SUR LA PLATEFORME SOMIM dans les archives du festival.

 

Crédit photo : Maurice Melliet

Références citées :

1. Plaquette de programmation de Mimos 1992

2. Souvenirs de Mimos de Peter BU, Centre Culturel de la Visitation exposition de 2023

3. AMS, Les révélations de Turbo Cacahuète, 07 août 1992, Dordogne Libre

4. Véronique Couzinou, 19 août 1992, Mimos : Turbo Cacahuète à la moulinette du sondage ! Dordogne Libre

5. Lettre reçue par la mairie de Périgueux, Centre Culturelle de la Visitation, 1992

6. Michel Vaïs. 1996, NU : c’est du grec. Jeu, (79), 98–104

7. Jean-Jacques Delfour, "Rues et théâtre de rue. Habitation de l'espace urbain et spectacle théâtral», https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5619680m/f147.item.zoom, 1997, p.146-156

8. Id.

9. Marielle Pelissero, « Emeline Jouve, Avignon 1968 et le Living Theatre - Mémoires d’une révolution », Miranda [En ligne], 17 | 2018, mis en ligne le 02 octobre 2018, URL : http://journals.openedition.org/miranda/15007

10. A. S., Le "théâtre de la cruauté, 13 octobre 1972, Le Monde, [URL] https://www.lemonde.fr/archives/article/1972/10/13/le-theatre-de-la-cruaute_2403649_1819218.html?random=1757993550

11. Chantal Gilbert, Enflammé le pavé : Turbo Cacahuète a causé le choc du festival Mimos. La troupe a déshabillé ses comédiens dans la rue et vendu des femmes au marché. 10 août 1992,


 

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